La relève, l’avenir de demain
Le modèle biopsychosocial est bien établi sur le plan théorique, mais son application clinique est souvent lacunaire. À travers l’exemple des douleurs dorsales, de hanche et d’épaule, cet article illustre les succès et les limites de ce modèle – et pourquoi cela revêt une grande importance.
Texte: Fabian Pfeiffer, Lydia Bucher, Andrea Stehrenberger et Silvia Careddu
Depuis son introduction par George Engel, le modèle biopsychosocial est considéré comme une avancée majeure (Engel, 1977). Il complète la compréhension biomédicale en tenant compte de manière équivalente des facteurs biologiques, psychologiques et sociaux (Engel, 1977). S’inspirant de Moseley & Butler (2017), qui le qualifient de théorie fondamentale pour le traitement de la douleur, ce modèle est largement recommandé dans les directives cliniques, en particulier pour les troubles musculosquelettiques (Lin et al., 2020).
Ce modèle offre une vision nuancée de la douleur: elle ne résulte pas uniquement de causes pathoanatomiques, mais d’une interaction entre des processus corporels, émotionnels, cognitifs et sociaux. Ce cadre conceptuel offre de nouvelles possibilités en matière de diagnostic, de communication et de traitement, notamment pour les douleurs persistantes ou complexes. Il ne s’agit pas seulement d’interventions isolées, mais d’une posture fondamentale: Holopainen (2021) souligne que le modèle biopsychosocial nécessite une pratique centrée sur le·la patient·e, fondée sur une communication empathique et une prise de décision participative. Des études montrent que les patient·e·s apprécient précisément ces aspects – en particulier l’écoute empathique et une approche thérapeutique fondée sur le partenariat (Holopainen, 2021). Les physiothérapeutes rapportent également qu’une approche centrée sur le·la patient·e, dans le cadre de ce modèle, améliore la compréhension de la douleur, renforce l’alliance thérapeutique et optimise la collaboration avec les patient·e·s (Holopainen, 2021; Smart, 2023).
Malgré sa pertinence conceptuelle, le modèle n’est pas exempt de critiques, tant sur le plan théorique que pratique. Dans une revue récente, Smart (2023) décrit sa mise en œuvre comme «incohérente et souvent mal comprise». Selon lui, il manque de directives claires et, dans la pratique, est souvent utilisé de manière réductrice, avec l’accent mis sur le «bio» au détriment des aspects psychosociaux. Les déterminants sociaux tels que la charge de travail, la solitude ou les conditions de vie précaires sont encore peu pris en compte dans la pratique physiothérapeutique.
Selon Mescouto et al. (2022), la définition du modèle est si floue qu’elle permet des interprétations arbitraires, sans réellement saisir la complexité des interactions en jeu. Cormack et al. (2023) ajoutent que l’approche humaniste initiale du modèle est, dans la pratique clinique, bien souvent réduite à une vision biomédicale.
Si de nombreux physiothérapeutes sont favorables au modèle biopsychosocial, ils·elles ne se sentent souvent pas suffisamment formé·e·s pour intégrer avec assurance les aspects psychosociaux dans la thérapie (Gervais-Hupé et al., 2023; Synnott et al., 2016). Ce décalage entre les ambitions théoriques et la réalité clinique est crucial et soulève la question suivante: où le modèle est-il déjà mis en œuvre avec succès? Et quels enseignements peut-on tirer?
Peu de symptômes sont aussi étroitement associés au modèle biopsychosocial que les douleurs lombaires. Elles comptent parmi les principales causes de limitations au quotidien dans le monde (Vos et al., 2020). Leur prévalence croissante montre que les approches purement biomédicales ne permettent pas d’expliquer la complexité de ces troubles. La série d’articles publiée en 2018 dans The Lancet insiste sur la nécessité d’un cadre biopsychosocial pour prendre en compte de manière adéquate la multitude de facteurs physiques, psychologiques et sociaux impliqués (Hartvigsen et al., 2018).

Ces dernières années, plusieurs études ont démontré l’efficacité des interventions basées sur ce modèle. Ainsi, l’essai australien RESTORE (cf. encadré), mené auprès de 492 participant·e·s, a montré qu’une approche individualisée et centrée sur le·la patient·e, prenant en compte les aspects cognitifs, émotionnels et comportementaux, réduisait significativement les limitations dans la vie quotidienne par rapport aux soins standard (Kent et al., 2023). Une autre grande étude d’intervention australienne, l’étude RESOLVE, menée auprès de 276 participant·e·s, a également démontré l’efficacité d’une approche combinée associant une «éducation à la science de la douleur» (pain science education) (transmission de connaissances sur la douleur dans une perspective biopsychosociale) et un entraînement sensorimoteur ciblé (Bagg et al., 2022). Cette approche s’appuie sur le modèle «Fit-for-Purpose», qui conceptualise les douleurs dorsales comme un problème individuel de traitement de l’information, contextuel et biopsychosocial (Wand et al., 2023). Par rapport au groupe placebo, l’intervention RESOLVE a montré des améliorations significatives en termes de fonction et de douleur.
Ces résultats montrent que le modèle peut être transposé avec succès en approches thérapeutiques efficaces – du moins pour les douleurs lombaires.
L’étude australienne RESTORE (n = 492) a examiné chez des personnes souffrant de douleurs dorsales chroniques l’efficacité de la thérapie fonctionnelle cognitive (Cognitive Functional Therapy, CFT) par rapport aux soins habituels. La CFT combine éducation, entraînement physique et conseils sur le mode de vie. Les résultats montrent que la CFT – avec ou sans biofeedback – réduit de façon significative et durable la douleur ainsi que les limitations fonctionnelles. L’intervention s’est également révélée avantageuse sur le plan économique (essai RESTORE, n.d.).
En savoir plus surL’étude australienne RESOLVE (n = 276) a évalué chez des personnes souffrant de douleurs dorsales chroniques non spécifiques l’efficacité d’un programme structuré de douze semaines comprenant des modules éducatifs et sensorimoteurs. Après 18 semaines, une réduction significative de la douleur a été observée par rapport à un traitement placebo (Bagg et al., 2022).
En savoir plus surChez les patient·e·s souffrant de troubles musculosquelettiques de la hanche, il apparaît clairement qu’une approche biopsychosociale de la douleur serait, elle aussi, impérative. Des études qualitatives révèlent que de nombreuses personnes interprètent leur douleur comme le signe d’un dommage structurel, par exemple comme une «hanche cassée» ou des «articulations usées» (Oliveira et al., 2020). Ces croyances conduisent souvent à de la peur, au repli sur soi et à l’inactivité — phénomènes renforcés par les résultats d’imagerie et une communication biomédicale dominante dans le système de santé.
Des données expérimentales montrent également que le choix même des étiquettes diagnostiques – par exemple «déchirure du labrum» versus des formulations plus neutres – influence la compréhension de la douleur et l’autogestion (Haber et al., 2023). Parallèlement, il est établi que des facteurs psychosociaux tels que la dépression, une faible auto-efficacité ou des troubles du sommeil contribuent à des évolutions postchirurgicales défavorables des pathologies de la hanche (Hall et al., 2022). Et pourtant, il n’existe à ce jour aucune étude d’intervention examinant de manière systématique une approche physiothérapeutique biopsychosociale des douleurs de hanche. En conséquence, la prise en charge des troubles de hanche reste, contrairement aux lombalgies, largement dominée par une perspective biomédicale, malgré une pertinence théorique évidente.

Les douleurs à l’épaule sont également clairement influencées par des facteurs biopsychosociaux, tels que la catastrophisation, l’anxiété, les symptômes dépressifs ou une faible auto-efficacité (Farzad et al., 2021; Rosa et al., 2025). Ces facteurs sont non seulement liés à la douleur et à la fonction, mais aussi au comportement en matière d’activité physique et à la récupération postopératoire (George et al., 2015). Pourtant, l’utilisation thérapeutique de ces connaissances reste limitée: à ce jour, aucune étude de haute qualité n’a examiné de manière systématique l’efficacité d’interventions biopsychosociales ciblées dans le traitement des douleurs à l’épaule.
À la place, c’est une approche biomédicale qui domine, complétée par des méthodes thérapeutiques passives ou des concepts exclusivement axés sur le mouvement. Or, des études expérimentales et précliniques montrent que les facteurs psychosociaux peuvent jouer un rôle central dans la chronicisation (George et al., 2017). D’un point de vue psychosomatique, il est en outre préconisé d’intégrer plus largement la prise en charge émotionnelle et la sensibilisation centrale dans le diagnostic et la communication (Vogel et al., 2022). En pratique cependant, ces aspects restent encore largement négligés.

Le modèle biopsychosocial offre un cadre précieux pour comprendre et traiter la douleur de manière holistique. Si les preuves sont convaincantes dans le cas des douleurs dorsales, d’autres pathologies révèlent un besoin d’action encore plus marqué. Pour y répondre, il faut à la fois des connaissances cliniques, des compétences en communication – et la volonté de remettre en question les schémas de pensée habituels.
Bagg, M. K., Wand, B. M., Cashin, A. G., Lee, H., Hübscher, M., Stanton, T. R., O’Connell, N. E., O’Hagan, E. T., Rizzo, R. R. N., Wewege, M. A., Rabey, M., Goodall, S., Saing, S., Lo, S. N., Luomajoki, H., Herbert, R. D., Maher, C. G., Moseley, G. L., & McAuley, J. H. (2022). Effect of Graded Sensorimotor Retraining on Pain Intensity in Patients With Chronic Low Back Pain: A Randomized Clinical Trial. JAMA, 328(5), 430. https://doi.org/10.1001/jama.2022.9930
Cormack, B., Stilwell, P., Coninx, S., & Gibson, J. (2023). The biopsychosocial model is lost in translation: From misrepresentation to an enactive modernization. Physiotherapy Theory and Practice, 39(11), 2273–2288. https://doi.org/10.1080/09593985.2022.2080130
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Farzad, M., MacDermid, J. C., Ring, D. C., & Shafiee, E. (2021). A Scoping Review of the Evidence regarding Assessment and Management of Psychological Features of Shoulder Pain. Rehabilitation Research and Practice, 2021(1), 7211201. https://doi.org/10.1155/2021/7211201
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George, S. Z., Wallace, M. R., Wu, S. S., Moser, M. W., Wright, T. W., Farmer, K. W., Borsa, P. A., Parr, J. J., Greenfield, W. H., Dai, Y., Li, H., & Fillingim, R. B. (2015). Biopsychosocial influence on shoulder pain: Risk subgroups translated across preclinical and clinical prospective cohorts. Pain, 156(1), 148–156. https://doi.org/10.1016/j.pain.0000000000000012
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